Transcription textuelle
Médecine en territoire éloigné
Voici la version textuelle du balado Santé sans rendez-vous, saison 3, épisode 1.
Introduction de l'épisode (0 min 0 s)
Ce balado est présenté par la clinique du Peps de l’Université Laval, la plus grande équipe en médecine du sport et de l’exercice à Québec avec plus de 50 professionnels dans 15 services. Une clinique accessible à tous, à tous les niveaux, pour les gens actifs. (♪ musique instrumentale entraînante ♪) Bon épisode!
Bienvenue à cette 3e saison du balado Santé sans rendez-vous par la Faculté de médecine de l’Université Laval. Je m’appelle Raymond Poirier et j’animerai quelques épisodes cette saison. Aujourd’hui, j’ai la chance de m’entretenir avec un médecin, poète et professeur à l’Université Laval, Jean Désy, pour parler de la médecine en région éloignée.

Début de l'entrevue (0 min 40 s)
Raymond Poirier: Bonjour à toutes et tous! On a le plaisir aujourd'hui d'être en compagnie du médecin, poète et professeur à l'Université Laval, Jean Désy. Bonjour!
Jean Désy: Allô!
Raymond Poirier: Alors Jean Désy, en fait, on va porter un regard aujourd'hui sur votre parcours, sur votre vision également de la pratique médicale, une pratique qui a commencé dans votre cas dans les années 70. En fait, en 78, du côté de la Côte-Nord et donc, on voyait que dès le départ, dans le fond, votre pratique a été influencée, est incarnée, a été intéressée par le Nord au final, qu’il soit petit ou grand.
Jean Désy: En fait, ce que je pourrais dire après 46-47 ans de pratique, c'est que sans le Nord, le Nord québécois en particulier, sans la Côte-Nord, sans le moyen Nord cri et sans le Grand Nord inuit, le Nunavik, ma pratique médicale aurait eu un sens limité. J'ai fait de l'urgence pendant 10 ans, pendant que j'étudiais en littérature et en philosophie, à Laval. Mais, grosso modo, l'univers de la nordicité m'a fasciné et je suis allé sur la Côte-Nord pour des raisons strictement irrationnelles, comme médecin, jeune médecin, à cause de Gilles Vigneault. En fait, j’aimais Gilles Vigneault. J'aurais même pas pu dire quel type de poésie il faisait. Et je suis allé à Havre-Saint-Pierre et le premier voyage que j'ai fait en motoneige, c'est d'aller à Natashquan quelques mois après être arrivé là à cause de Gilles Vigneault. Donc j'ai souvent vécu pour des raisons irrationnelles, beaucoup plus que rationnelles. C'est que là, le Nord est majeur dans mon existence médicale.
Raymond Poirier : Et puis le Nord, puis aussi la pratique littéraire, en fait, je pense qu'on comprend bien qu’il y a des gens de la sphère artistique dans le fond qui ont influencé votre pratique médicale. Et la sphère artistique est aussi, je pense, l'autre dénominateur commun qui risque d'être mis en évidence dans la conversation qu'on va avoir. Votre pratique médicale nordique qui a influencé votre pratique littéraire et les deux se sont nourris mutuellement pour développer une vision artistique et scientifique, au bout du compte, de la médecine.
Jean Désy: J'aime ça vous entendre. C'est comme un extraordinaire résumé de ce que peut être ma vie jusqu'à maintenant. En fait, j'ai voulu étudier en littérature pour enseigner à temps plein. J'ai continué à pratiquer la médecine pour toutes sortes de raisons techniques. Je ne suis surtout pas déçu, mais le grand moment mystico-ésotérico, quelque chose que j'ai vécu dans ma vie, c'est le 2 janvier 90 lorsque je suis arrivé pour la première fois dans la Toundra à Puvirnituq faire du dépannage médical. Là, j'ai été plusieurs mois d'affilée chez les Inuits, sur la côte de la Baie d’Hudson, et tout à coup, ma vie a changé. Mais pour répondre à votre question, c'est certain que j'ai commencé à écrire lorsque j'étudie en littérature. Et la nordicité, le monde du grand nord et du Nord, le monde autochtonien, mais aussi non autochtone, le monde de Chibougamau, le monde des coureurs de bois a eu une telle influence que sans cette nordicité, est-ce que j'aurais écrit! Pas vraiment. Et je dirais moi que si ça vaut la peine, s'il y a quelques livres qui en valent la peine, ils sont tous issus de cet éblouissement que j'ai vécu et que je continue à vivre grâce au Nord. L'amalgame médecine, littérature, écriture, nordicité fait en sorte que l'un aide à l'autre.
Et je continue à pratiquer la médecine pour des raisons pratiques, pour des raisons techniques, parce que ça me rend fou de joie d'aller pratiquer, mettons à Havre-Saint-Pierre où j'ai commencé ma pratique médicale. J'étais là au mois d'août. Entre autres parce les gens de Havre-Saint-Pierre, les Cayens, je les aime beaucoup. Je me sens très, très, très… en tout cas, ils ne sont pas tannants pour moi. Puis aussi, j'aime beaucoup l'univers innu, les Innus, les autochtones de la Côte-Nord qui sont pas des Inuits, les Innues sont adorables et les femmes innues en haut de 60 ans, c'est l'endroit dans ma vie où j'ai dit le plus de sottises en pratique, parce qu'on peut faire des blagues. On ne dit pas n’importe quoi, mais des grosses blagues avec des madames innues, ça, ça se fait. Je ne suis pas certain qu'ailleurs on peut faire autant de blagues. Ça, ça m'a rendu fou de joie dans ma vie. Avec les Cris aussi, avec les Inuits, mais donc les femmes autochtones entre autres d'un certain âge, en haut de 60 ans, c'est fou comme quand les choses sont réglées, tout est possible dans l'humour.
Raymond Poirier: Puis j'imagine que ça sous-tend aussi cette culture-là, cette réalité-là, dans la dynamique aussi de travail entre autres, autant dans le drame que dans les joies. Autant justement, le rire peut s'insérer, si on peut dire, dans les moments dramatiques, dans les moments plus difficiles, sans enlever de portée au drame à proprement parler.
Jean Désy : Tout à fait, tout à fait. C'est un élément majeur. Je suis obligé de citer Serge Bouchard qui parlait du peuple rieur là. C'est certain que ma vie, considérant que c'est pas toujours rose de faire de la médecine ― il y a des accidents ; il y a des gens qui meurent de cancer ; il y a des suicides dans le Grand Nord. Actuellement, les Inuits vivent des difficultés majeures depuis 10-15 ans, un taux de suicide qui est 10 fois supérieur à celui du Sud. Mais le simple fait de pouvoir rire, pas rire des autres, mais se servir de l'humour, fait en sorte que tout à coup, être soignant, pas seulement médecin, tout soignant est dans un état très différent de celui du Sud où là, les choses sont plus carrées, où les blagues salaces sont moins acceptées. En tout cas quelque chose dans ma vie, ma mère faisait des blagues, elle m'a marqué, puis j'ai pu continuer à faire des blagues et c'est, entre autres, pourquoi je pratique encore. J'ai la possibilité de faire des blagues, bien que mon devoir c'est de faire mon possible pour soigner le monde, vous me suivez! Mais les autochtones ont un sens de l'humour. Je réfléchis depuis plusieurs années là-dessus. Je pense qu'il y a un lien important avec la psyché autochtone qui se sert de l'humour pour survivre et vivre, et amadouer le drame, même la mort.
Raymond Poirier : On va faire un pas de recul parce qu'on a commencé au départ dans le fond en 78, Port-Cartier. Donc, premier mandat médical, appelé-là un peu par les mots de Gilles Vigneault, vous le disiez tout à l'heure, Jean Désy. Qu'est-ce qui vous avait attiré ? Peut-être d'entrée de jeu, vous y êtes arrivé comme médecin généraliste, comme médecin familial! Qu'est-ce qui vous avait amené vers justement cette décision d'aller vers une médecine qui est plus généraliste que spécialisée!
Jean Désy : Ah, c'est une belle question! En fait, je n’ai jamais trop réfléchi à ça. J'ai étudié en médecine. Moi, mon héros, c'était Che Guevara. Je n’avais pas d'autres raisons que de dire: « Tiens, Che Guevara est mon héros. C'était possible pour moi d'aller étudier en médecine ». J'ai étudié là, puis, j'ai seulement des immenses souvenirs de mes amis que j'ai eus. J'ai dirigé la revue Concert 3 ans. Quand j'ai commencé à pratiquer, c'était hors de question, mais pour des raisons encore là sur lesquels j'avais pas beaucoup réfléchi, que je pratique en ville, dans un bureau, en ville. Hors de question! Plus j'étais loin, plus j'étais sur la Côte-Nord au point de départ, c'était le Nord que j'avais connu, et plus ça me convenait. Et ça, c'est resté vrai. L'intuition que j'avais a pris forme tout au long de ma vie. C'est un lieu assez magique, la Toundra. Le problème, c'est qu'on ne peut pas se rendre en auto, on peut se rendre jusqu’à Mistassibi en auto. Mais, dans ma vie, ça a été à ce point puissant. Il faut que je dise merci à la médecine d'avoir pu y aller des fois douze fois par année pour aller faire du dépannage parce que j'ai fait du ski de fond ; j'ai été à la chasse au caribou.
Ça m'a inspiré à ce point que j'ai voulu faire de la haute montagne: j'ai fait le Mont Blanc, je suis allé marcher au Népal parce que j’ai pu reproduire un peu à la verticale ce que je ressens à l'horizontale dans la Toundra. Il y a quelque chose. Je l'ai exprimé dans certains recueils de poésie, entre autres, il y en a un qui est moins raté que les autres: « Au Nord, mon amour ». La Toundra et l'espace nordique, pour des raisons que je ne pourrais pas trop expliciter, m’émeut profondément. Est-ce que c'est à cause de Louis-Edmond Hamelin que j'ai lu au complet, le dictionnaire des mots du Nord de Louis-Edmond. Utiliser des mots du Nord, comme inukshuk — c'est un mot inuit, Louis-Edmond en parle — ou pipkrake. Puis il ne faut jamais oublier que nordicité, c'est un mot inventé par un québécois qui est traduit à peu près dans toutes les langues. Ce n'est quand même pas rien. Avant Louis-Edmond, il n'y avait pas de mots pour parler de la nordicité. Ça, ça me touche.
L’humain au centre de l’approche (8 min 26 s)
Raymond Poirier : En même temps, j’ai l’impression, parce que on parle évidemment d’une approche et on va parler beaucoup de médecine au fil de notre dialogue. Nécessairement, de ce que j’entends et de ce que vous semblez dire aussi dans vos écrits, c’est que, veut, veut pas, la pratique médicale est influencée par le territoire, est influencée par les gens qu’on va traiter, qu’on va soigner sur le territoire. Parce qu’au final, ce n’est pas un corps qu’on soigne, c’est un être humain, un être entier, donc, qui est lui-même imprégné de ce territoire et de la culture dans lesquels il a grandi.
Jean Désy : J’aime ça beaucoup, excellent! C’est important ce que vous me dites là, parce que ça me tient à cœur comme jamais. Et depuis quelques années, moi j’ai la chance d’enseigner en médecine à la Faculté de médecine à Laval depuis 30 ans et plus. Ces années-ci, comme aîné, je donne des cours du mieux que je peux, je donne des cours d’intégration. J’avais 2 groupes de 10 cette session-ci, mais ce qui me tient à cœur, c’est de parler d’éléments d’âme. Pour moi, l’âme, c’est l’union de la psyché du soma. C’est William Blake, un poète anglais, qui m’a appris ça. C’est ma vision. Et soigner, c’est une âme qui rencontre une autre âme pour lui donner un coup de main. Un soignant et un soigné, c’est deux humains, deux êtres qui s’entraident et qui ont confiance l’un dans l’autre. Et pour revenir à ce que vous disiez, le territoire, les lieux, les gens qui habitent le territoire modulent de façon extraordinaire la façon d’aborder le soin.
Je vais aller vite là. Si j’ai été heureux dans ma vie, je l’ai été surtout grâce au Nunavik, grâce aux Inuits et grâce à mes collègues, des Canadiens français, souvent des infirmières, des dentistes, des travailleurs sociaux, des pharmaciens, d’autres médecins, parfois des spécialistes, un psychiatre, mais en dispensaire, dans des villages, le plus gros où j’ai vécu, c’est à Kuujjuaq. Puis, même dans des villages parfois de 2000 personnes, en dispensaire, donc où la médecine se faisait par tout le monde. Les infirmières, avant même qu’il y a des infirmières cliniciennes, avaient un rôle élargi. Et ça m’a donné une joie folle, moi, d’être en équipe, donc de travailler à salaire avec tout le monde et d’avoir des travailleurs sociaux qui s’occupent d’un schizophrène décompensé qui arrivait avec une carabine qui tirait dans les skidoo. Je caricature en apparence. Pas du tout, ils ne sont pas juste comme ça.
Mais l’équipe est bien plus fondamentale que cette espèce d’idée de supériorité où là il y a le spécialiste, puis après ça le généraliste, puis le médecin de famille. Non, ma vision du médecin de famille, c’est que comme médecin, moi j’ai toujours travaillé loin, en région, avec des équipes ; là je fais du dépannage à Havre-Saint-Pierre ces années-ci, ben à l’urgence, je me sens en équipe. Y’a pas encore un rôle élargi des infirmières, mais toutes les infirmières qui sont là pourraient demain matin faire ce que 80 % des infirmières font dans le Nord, voir les patients, diagnostiquer des otites. Pourquoi je pense comme ça! C’est parce que quelque part, le soin est automatique. Je veux dire, quiconque s’est cassé un bras arrive à l’urgence. Toutes les mères de famille avec un enfant de 5 ans qui a mal à l’oreille. Il arrive à 5 h le vendredi, puis à 5 h 15 l’infirmière le voit, puis à 5 h 20 il a une prescription. Puis vous me suivez! Quelque part, cette vision très CLSC que j’ai vécue au début de ma pratique me semble celle de l’avenir. Mais une fois j’ai dit ça, j’ai bien conscience que la population vieillit, qu’il y a toutes sortes de difficultés autres le long du Saint-Laurent, puis qu’en plus les moyens techno-scientifiques ont évolué à ce point que tout est devenu extraordinairement plus complexe. Et jamais de ma vie je nierai la valeur de la technoscience pour traiter une tumeur cérébrale, puis guérir le patient qui faisait des convulsions, mais grosso modo la pratique de base pour soigner du monde, et en particulier soigner des malades psychiatriques ou des anxieux dépressifs, ça, ça se fait en équipe. C’est là qu’on devient extrêmement efficace. Et c’est là que la vision du médecin de famille nécessaire! Non, non. Je veux dire, on est ensemble. Appelle-moi à 2 h du matin lorsqu’il y a un bébé qui ne respire pas, mais autrement, je veux dire, c’est comme ça que j’ai vu la médecine, les soins, de la manière la plus appropriée du monde.
Puis j’aime mieux dire les soins, parce qu’un psychologue — moi j’ai travaillé pendant des années à Puvirnituq avec un extraordinaire psychologue — ou un travailleur social vis-à-vis quelqu’un qui a un problème de santé mentale, c’est précieux en ciboulette. Vraiment, vraiment. Parce que moi qu’est-ce que je peux faire! S’il est décompensé, je vais l’endormir pendant 24 h, je vais le transférer en psychiatrie, mais les vrais soignants des gens qui ont des problèmes psychiatriques, c’est les gens qui les aiment. Évidemment, je peux aider moi avec un diagnostic, mais c’est les proches aidants, c’est les grands-mères, c’est un psychologue, c’est parfois un psychiatre évidemment. Vous me suivez! Quelque part là dans notre univers actuel en 2024, les problèmes de santé mentale et d’anxio-dépression dépassent probablement bien des problèmes d’ordre infectieux qui sont facilement soignables. Je veux dire, voici une richesse de la médecine contemporaine. Y’a plus grand monde qui meurt de pneumonie à 22 ans. En 1912 ce n’était pas pareil. Mais il y a d’autres lieux où là il faut vraiment s’associer. Donc je finis là-dessus: le Nord, la norditude, le travail en dispensaire, chez les Cris comme chez les Inuits, m’a convaincu moi que où j’étais heureux, c’est en équipe.
Raymond Poirier : Ça nous permet, je pense, ça nous aide de distinguer un peu, parce qu’encore là je parlais de l’abstraction du Nord. Elle est vraie un peu sur le territoire qu’on a vu en photo, mais qu’on ne perçoit pas nécessairement en vrai. Elle est vraie aussi dans la dynamique de dispensaire, par exemple, versus le groupe de médecine familiale. Donc, nous, ce qu’on connaît au Sud, dans le fond, c’est le GMF comme tel. De ce que je comprends à vous entendre, Jean Désy, le dispensaire est la réalité du soin ou de la dynamique de travail, il y a des similitudes, mais aussi des grandes différences là!
Jean Désy : Puis en même temps-là, j’ai tellement seulement travaillé toute ma vie en région, puis j’ai fait de l’urgence pendant 10 ans à l’hôpital Chauveau quand j’étudiais en littérature pis en philosophie, que je ne peux pas beaucoup parler intelligemment de GMF. Je ne connais pas beaucoup, je n’ai pas beaucoup de contact avec les médecins ailleurs que dans le Nord. Ça a sûrement sa pertinence. Il faut faire attention aux terminologies, mais quelque part, ce qui m’apparait essentiel, c’est que quel que patient que ce soit, sur le mode socialiste et non pas capitaliste seulement, puisse être soigné de la meilleure façon possible, et qu’il puisse avoir des soins sans que ça prenne un an et demi à avoir une échographie. Quelque part, on sent qu’il faut absolument ouvrir le spectre des soins potentiels. Puis la médecine habituelle, ça se fait, ça se pratique par plein de monde. Je veux dire, et puis j’exagère pas là, dans les dispensaires j’ai toujours vu 2, 3, 4 vieilles madames de 70 ans et plus, se tenir là, pour donner un coup de main aux femmes qui arrivent avec 4 enfants.
Raymond Poirier : Il va y avoir l’infirmière, la dentiste, le médecin, la grand-mère…
Jean Désy : La grand-mère, pas beaucoup de grands-pères, mais des grands-mères, je veux dire, je caricature en apparence, mais je veux dire, les grands-mères dans le monde des soins sont des personnages majeurs si on veut y croire. Est-ce qu’elles doivent être payées? (exclamation sarcastique) Les grands-mères que j’ai connu, ce qu’elles avaient envie, c’était de boire du café, de rigoler, d’amener chez les Inuits-là du béluga cru, puis faire des farces, puis après ça d’être extrêmement utiles. Ça a l’air caricatural ce que je dis là. Évidemment, j’ai bien conscience que ça n’a pas beaucoup de valeur pour l’instant, avec tout ce qu’on dit sur les difficultés, sur les soins, sur aussi le fait indubitable que, une population vieillissante pas juste au Québec, partout dans le monde riche, fait en sorte que les soins à donner diffèrent. Y’a une augmentation de la concentration de soins qui fait que c’est pas simple. Mais je pense, moi, que de travailler avec humilité et non pas orgueil, de faire son possible et de garder la possibilité de blaguer, mais vous m’entendez là? Je veux dire, on ne fait pas de blague à quelqu’un à qui on vient de trouver un cancer du poumon là, mais tout peut devenir plus facile si on reçoit les soignés avec une réelle sérénité. Évidemment moi je dis aux étudiants, je fais mon coco comme aîné, si vous vous rendez compte que vous n’aimez pas les patients, si vous vous rendez compte que vous êtes trop souvent en situation de non-amour, il faut que vous ayez le courage de changer de métier. Ça, c’est fondamental pour tous les métiers du monde. Si quelqu’un haït ce qu’il fait, quand bien même qu’il gagnerait un milliard par seconde, là on se calme. Je caricature un peu un milliard par seconde. Il n’y en a rien qu’un qui fait ça comme salaire.
Raymond Poirier : Ça nous ramène en fait à la dimension humaniste que j’ai l’impression que vous portez dans votre vision de la médecine, dans votre vision du soin aussi. Nécessairement, de ce que j’en comprends, et puis je reviens à ce qu’on disait au départ dans le fond, il y a le côté territorial, donc l’influence du Nord, de cette approche de santé là, nécessairement, a dû aussi vous orienter ou voir la valeur de la richesse, de l’aspect communautaire au sens de communauté du soin à proprement parler.
Jean Désy : Oui, j’aime ça beaucoup. C’est un thème très, très facile, mais très vaste et très difficile en même temps, le mot humaniste. Qui voudrait se dire non humaniste! Je veux dire, parlons des politiciens dans le monde-là. Mais évidemment, l’aspect communautaire communautariste, la vision socialiste, faut aussi dire ça. Des soins dispensés dans certains pays encore au Québec, c’est encore vrai là, malgré tout ce qu’on peut dire sur contre le système, si quelqu’un se fait par un autobus sur le boulevard Laurier quelque chose son statut, quelle que soit son argent, il va être opéré dans les 20 minutes qui suivent au CHUL. Personne va demander son nom. On espère que sa carte d’assurance maladie… Mais le système est extraordinaire dans l’urgence, à ce moment-ci, il faut à tout prix travailler fort collectivement pour maintenir ce système collectif d’accès, surtout quand y’a quelque chose de grave qui s’est passé. Le danger majeur, c’est une vision capitaliste associée à la pharmaceutique et associée aux compagnies d’assurance qui tend à déraper. Et là, il faut absolument batailler là-dessus. Mais j’ai pas de conseils à donner, que ce soit ce que j’aurais envie de dire, faut que les médecins participent. Je sais pas, je sais pas trop. Tout ce que je sais moi, c’est que osons croire à la valeur de ce qui s’est passé dans les années… à la fin des années 70, quand tout à coup y a un régime public de santé qui a été établi, pas juste au Québec là. Wow. Quelle différence extraordinaire par rapport à ce qui se passait avant. Donc à mon point de vue, il faut garder pied dans cette foi que soigner c’est une qualité puis être soigné. C’est nécessaire qu’on a besoin d’être soigné, puis il faut que ça se fasse avec le plus de bonté et le plus de confiance possible en dehors des lois du marché et en dehors des lois du consumérisme. Ça je suis persuadé ça. L’antithèse même du soin, c’est le profit.
Les territoires éloignés et isolés (19 min 20 s)
Raymond Poirier: Et j’aimerais face à tout ce qu’on dit, parce que là, on va du Sud vers le Nord. Mais vous l’avez dit, je pense, et Hamelin l’a bien défini aussi. Y’a pas un art, il y en a plusieurs: y’a le petit, le moyen, le grand. À l’intérieur de ces zones-là, ben y’a ce qu’on pourrait appeler des territoires éloignés versus des territoires isolés où on se retrouve un peu, j’imagine, dans d’autres réalités ou dans d’autres contextes avec d’autres défis. Donc, est-ce qu’il y a une différence, peut-être un peu, entre ces territoires-là ou entre l’éloigné et l’isolé?
Jean Désy: Ouais, ça aussi c’est excellent comme question. En fait, le Québec est fait de trois zones, une zone extraordinairement urbaine le long du Saint-Laurent. Pis, je caricature un peu là, on s’entend. Puis, Montréal est pas mal plus populeux que Blanc-Sablon. Il y a des régions éloignées accessibles. Je veux dire, on peut se rendre en Ski-Doo à Blanc-Sablon là, mais là, il n’y a pas de route encore, mais il va en avoir une bientôt. C’est quand même loin Blanc-Sablon. C’est au bout de la Basse-Côte-Nord, collée sur le Labrador. La Gaspésie est quand même une région éloignée. Puis, en même temps, là, j’ai des amis à Gaspé. C’est une région éloignée, oui, si on parle en fonction de Québec et de Montréal. Mais les Gaspésiens, est-ce ce qu’ils se sentent loin? Je veux dire, les gens des Îles-de-la-Madeleine. Tout est toujours relatif, là.
Puis, après ça, il y a des régions isolées, entre autres le Nunavik, parce qu’il n’y a pas de route qui se rend au Nunavik, mais le pays cri, le Nouchimii Eyou et le Eeyou-Istchee, sont atteignables en auto. C’est loin aller à Chisasibi, mais on peut se rendre à Chisasibi le long de la Baie de James. Mais ce Québec isolé et éloigné est très peu peuplé. C’est 100 000 personnes à peu près, jusqu’à peut-être un peu plus depuis quelques années. Là, par rapport aux millions de personnes qui vivent à Montréal puis à Québec, on sent que ce sont des situations sociologiques qui n’ont rien à voir. C’est que la pratique médicale quand t’es à Havre-Saint-Pierre n’a rien à voir avec la pratique médicale à Longueuil, mais rien! Puis, en même temps, est-ce que t’as besoin d’être urgentologue pis avoir fait 4 années d’urgentologie pour pratiquer la médecine d’urgence à Havre-Saint-Pierre? Non. Mais si t’es un urgentologue, tu peux être extraordinairement précieux à Québec ou à Montréal, dans un centre hospitalier. Je veux dire, il y a des différences.
Puis, est-ce qu’on a besoin de spécialistes? Les psychiatres sont probablement la spécialité la plus nécessaire ces années-ci à cause des difficultés psychiques d’une partie importante de la population. Mais, est-ce qu’il faut qu’un psychiatre passe à toutes les 2 semaines à Blanc-Sablon? Non. En fait, dans l’équipe, il y a des infirmières. Moi, j’ai connu une infirmière dans le Grand Nord qui s’est spécialisée à soigner des TPL, les troubles de la personnalité limite, pendant des années, par groupe, comme des alcooliques anonymes. Puis elle en a guéri. Ou, en tout cas, elle en a amélioré. Faut le faire! Voici une infirmière extraordinaire qui a comme mandat de s’occuper de troubles psychiatriques qui, jusqu’à maintenant, font partie des troubles difficiles à soigner. Wow! Wow! Chapeau! C’est que si elle me demande: « Jean, là, si elle a mal à la gorge la madame-là, est-ce que tu la verrais, parce que je pense qu’elle fait une amygdalite? ». Ah oui, oui, ça va me fait plaisir!
Raymond Poirier: Et dans tout ça, en fait, parce que j’ai l’impression que même dans l’isolé, il y a une hiérarchie ou une dynamique différente dans la mesure où si vous êtes à Kuujjuaq ou dans un centre un peu plus urbain, on peut dire avec un peu plus de d’habitants — je pense qu’on ne peut pas vraiment parler d’urbanité non plus, ce n’est pas le bon terme — mais versus d’autres: des petits villages ou des petits hameaux. Encore là, y a une différence entre les endroits où on visite, puis l’endroit où, j’imagine, il y a un dispensaire plus fixe?
Jean Désy: Tout à fait, tout à fait! Il y a des villages au Nunavik où il y a seulement 2 infirmières. Il n’y a pas de médecin. Le médecin y va à tous les mois, quelques jours. Il y a les 2 villages où il y a des hôpitaux: c’est Puvirnituq sur la côte de la Baie d’Hudson et Kuujjuaq qui est au Bord de la rivière Koksoak un peu au sud de la Baie d’Ungava. Voici la réalité inuite. Mais pour… Je sais même plus comment… Quand j’étais là, ils étaient 15 000. Là, ils sont peut-être 17 000? La population grandit. Les difficultés actuelles du monde inuit depuis 10-15 ans sont surtout d’ordre sociologique. Il y a un énorme problème lié aux drogues et il y a le suicide qui, je veux dire… Les régions nordiques du monde entier et le monde inuit québécois souffrent d’états suicidaires, mais de façon remarquable. Triste, pourquoi? Il y a toutes sortes de raisons. Puis, les Inuits eux-mêmes en connaissent des réponses. Mais quelque part, ça, c’est une réalité particulière qu’il faut dire. Mais en même temps, il y a des villages dans le bas du fleuve où il n’y a pas de médecin, il n’y a pas d’infirmière non plus. Les gens prennent leur auto. Je veux dire: plus t’es loin au Québec, moins ça te fatigue de prendre ton auto pour aller au cinéma (rire). Plus t’es dans une grande ville, plus tu te dis: « Ah! On ne fera pas 15 minutes d’auto ce soir-là. Je pense qu’on va rester à la maison pour écouter Netflix ».
Raymond Poirier: J’imagine et, on parle d’auto, mais j’imagine une différence entre le Nord et le Sud où, ici, par exemple, si vous allez faire un moment de travail à l’hôpital ou à la Faculté de médecine, vous allez en automobile ou vous prenez les transports. Si vous êtes dans le Nord, c’est soit l’avion ou le canot, à la limite.
Jean Désy: En fait, moi, j’ai eu la chance de faire du canot lorsque j’ai descendu la rivière Koksoak, pas la Koksoak, la Koroc du Mont d’Iberville qui est à la frontière du Labrador jusqu’à la baie d’Ungava. Mais, en général, on voyage en avion.
Raymond Poirier: Oui puis, entre les lieux et les endroits, ben j’imagine qu’on débarque, on arrive sur le territoire, on est sur la piste d’atterrissage, on marche, on circule, on se déplace… Vous parliez tantôt de l’expérience que vous avez vécue en 90. J’imagine que dès le moment où on descend de l’avion ou dès le moment où on observe, où on est en train d’arriver, qu’on ne peut pas avoir conscience du territoire qu’on est en train de découvrir.
Jean Désy: Totalement, c’est certain que si on veut vivre quelque chose d’unique dans les expériences géographiques, dans le monde, aller dans la Toundra, comme aller en Sibérie, comme aller dans au nord de la Norvège, c’est une expérience majeure pour des raisons climatiques, pour des raisons géographiques, mais aussi pour des raisons mystiques. J’ose le dire: vivre un blizzard qui a duré 3 jours de temps dans la Toundra quand les vents — Il ne neige même pas là — les vents sont apportés de 1000 km là, par des vents de 100 km/h. Là, c’est qu’il y a une zone neigeuse qui mesure à peu près 20 mètres de haut. Là, c’est le blizzard qui a duré 2, 3 ou 4 jours. Ayoye! Ça crée des solidarités dingues là. Puis, en même temps, ça m’est arrivé 2-3 fois de ramper dans le blizzard pour aller rejoindre une infirmière qui m’avait appelé en disant: « Il y a un bébé qui ne respire pas bien. Là, faudrait que tu viennes. » Mais, tu sais… Voici des défis d’ordre géographique et climatique qui en valent la peine. Puis moi, j’ai fait le tour du Québec en Ski-Doo un jour avec un ami mécanicien. On avait des guides inuits, puis, on n’a pas eu de guide au sud de Kuujjuaq. Fait qu’on a manqué d’essence entre Kuujjuaq puis Schefferville. Puis là, on n’est pas mort mais on voulait devenir riche et célèbre grâce à la célébrité, là. Puis grâce, puis finalement, le journaliste qui me suivait a décidé de pu nous suivre comme on a manqué d’essence. Mais c’est le plus grand voyage de ma vie pendant 2 mois, puis j’ai couché dans une tente au sud de Kuujjuaq à -44. C’est mon plus froid dans ma vie.
Raymond Poirier: Et à travers la conversation, Jean Désy, je pense qu’on a mis de l’avant pas mal d’éléments distinctifs entre le Nord et le Sud, mais j’aimerais poser de front la question pour vous. Les éléments peut-être les plus essentiels qui différencient peut-être l’approche au Nord versus l’approche au Sud en matière de de soins, en matière de médecine?
Jean Désy: Ça, c’est une question à 10 000 pièces. Là, je dirais que plus on est au nord, moins il y a une population trop abondante. Plus on est en famille, plus on connaît les gens, plus la confiance est établie d’emblée. Parce que le monde, le beau-frère, sait qu’on soigne quelqu’un de la famille. Plus le rapport de soins est facilité, moins il y a de dangers aussi de poursuite. Moins il y a de d’anxiété face à cette espèce… Le légalisme est pathogène dans le monde des soins. On va faire un test parce que, des fois, on passe à côté. Je veux dire, moi, dans le Grand Nord, ça me gêne pas du tout de dire que dans un endroit où il n’y avait pas de radiographie, j’ai souvent traité cliniquement des fractures non déplacées en revoyant le patient un mois après en disant: « Ta fracture est guérie. » Est-ce que ça me faisait de la peine de ne pas lui faire prendre l’avion pour aller passer une radio? Pas du tout! Mais, évidemment, le patient avait confiance en moi. Moi, j’avais confiance aux patients. Tout est dans l’ordre de la confiance.
La différence entre le Sud et le Nord, c’est la différence entre un milieu familial où là on peut demander à quelqu’un. Puis, si le patient, même dans le Grand Nord, il dit: « Là, si tu ne m’envoie pas passer une radio, je te poursuis ». Vas-y, on va t’envoyer pas! Tu vois, je caricature encore un peu. Plus t’es dans un État d’urbanité importante, plus la technoscience prend l’influence… Elle a une influence majeure. Plus ça augmente le temps d’attente, plus ça complique les choses. Comment faire pour rendre les choses moins compliquées? C’est certain qu’il faut croire à nouveau à cette espèce de relation d’âme à âme. Et il faut… Puis, après ça, il n’y a pas juste des médecins officiels qui ont un cours de médecine qui peuvent soigner. En fait, tous les humains sont appelés à être le soignant de quelqu’un. Une mère de famille quand son petit garçon est tombé, puis, s’est éraflé le genou à 4 ans: là, c’est une soignante remarquable car est-ce qu’il faut absolument qu’il aille à l’urgence faire un pansement? Non! Je veux dire… C’est presque idiot ce que je dis là, mais il faut que tout le monde ait bien conscience qu’on est toujours un jour le soignant de quelqu’un et le soigné de quelqu’un d’autre. Et ça, ça fait partie d’une vision plus socialiste que capitaliste où on se dit: « Ah! Là, je t’ai regardé. Donne-moi 5 pièces (rire). » On arrête un peu.
Raymond Poirier: Et ça, sur la différence entre Nord-Sud, en fait, j’ai l’impression que, du moins de l’extérieur, qu’il y a quand même un certain roulement des équipes de santé. Donc, il y a des gens qui sont parfois sur la durée, qu’il y en a d’autres qui sont de passage aussi. Donc, j’imagine que ça atteint, ça change un peu la dynamique de travail dans le fond. Comment ça fonctionne un peu ces éléments de roulement?
Jean Désy: Moi, je pense que plus on croit à l’équipe, plus c’est possible que l’équipe, il y ait des gens qui changent. Cette idée que c’est toujours le même pendant 36 ans qui va nous voir là… L’idée d’une équipe fait en sorte que ce n’est pas nécessaire que ce soit toujours quelqu’un qu’on a connu intimement qui va nous donner la prescription, qui va nous recevoir. Mais il fait partie d’une équipe. Puis, il y a d’autres personnes. C’est que dans le Nord, il y a une espèce d’immense mouvance, les patients aussi. Moi, à Waswanipi, j’étais là pendant 25 ans. C’est un village de Cris là, pas très loin de l’Abitibi, entre Chibougamau et Santerre. Il y a 2000 Cris là. Il y a des périodes l’été où il y avait à peu près les 2/3 de la population qui étaient partis. C’est génial de travailler dans ce temps-là car j’allais à la pêche tous les soirs à 4 h. Je veux dire, je caricature un petit peu là, mais c’est vrai. En fait, les Cris sont des nomades. Ce dont il faut parler aussi, c’est que moi, j’ai découvert que j’étais un nomade dans l’âme grâce aux Inuits et aux Cris avec mon contact que j’ai eu avec le nomadisme. Mais le monde autochtonien, comme le monde nordique, est nettement plus nomade que le monde sudiste qui est sédentarisé.
La société dans laquelle on s’insère, est sédentaire. Mais dans un monde nomade, les nomades ne s’attendent pas à ce que ça soit toujours la même personne qui reçoivent. Puis des nomades, ça s’en va, ça se promène. J’ai déjà vu des Cris avec un monsieur puis une madame de 77 ans avec 6 enfants venir me voir en disant de faire une prescription car on part pour 6 mois. On s’en va dans 3 chalets à ce bord de la Baie James, puis après ça, on va aller à Ottawa. Puis après ça, on va revenir. Hé! Je ne caricature pas là. Le monde autochtone, Cris et Innus, est un monde nomade. C’est que chez les nomades, évidemment, les structures comme les relations n’ont pas la même… on est aux antipodes de la vision sédentariste. Et là-dessus, je peux pas parler contre les sédentaires mais le monde dans lequel je dois m’insérer est un monde sédentariste. Moi comme nomade, mais c’est entre autres pourquoi j’ai plus de joie à me promener chez les nomades.
Raymond Poirier: Puis on parlait tantôt en fait des éléments culturels qui vont impacter la nature du soin ou de la relation qu’on va tisser. Ben, nécessairement, l’élément du nomadisme qui est là, qui est présent chez les peuples du Nord, nécessairement, ça fait partie de ces éléments-là qui vont teinter aussi la pratique, l’approche, la relation autour du soin.
Jean Désy: Tout à fait. Puis aussi il faut que j’ajoute qu’il n’y a pas juste des Innus ou des Cris ou des Attikameks qui sont des nomades. Y’a un fond canadien français issu d’un lien profond qui a duré pendant des centaines d’années avec les autochtones dits nomades. Puis en même temps, il y a un combat à mener contre des forces sédentaristes qui disent: « Si tu t’en vas, tu perds ta job. Si tu t’en vas, tu seras plus soigné ». Non! (rire) C’est pour ça qu’il faut ouvrir les perspectives, le champ des soins. Mais en tenant compte aussi que les Canadiens français de Chibougamau sont souvent des nomades, bien que y en a des centaines de nomades partout. Mais l’esprit nomade est un esprit particulièrement nordique au Québec.
L’impact positif du Nord sur sa pratique médicale (32 min 27 s)
Raymond Poirier: Et à travers ça — parce que y a beaucoup d’éléments, puis on s’amuse à faire des comparaisons, à avoir un peu qu’est ce qui marche et pourquoi ça marche comme ça — du côté du Nord, est-ce qu’on a l’impression qu’il y a des approches et qui y a des choses qui se passent au Nord auquel le Sud devrait peut-être un peu plus apporter attention, auquel le Sud devrait peut-être s’inspirer, qui pourrait être appliqué ici avec un succès, un impact?
Jean Désy: Ben là, je vais oser dire ce que je pense face à cette question-là. Demain matin-là, j’arrête là. À Québec, il y aurait 50 CLSC comme j’ai appris ce que c’était: un Centre local de services communautaires qui serait créé pour rendre accessible les soins à la population en dehors des hôpitaux avec toutes sortes de monde: des médecins de garde, des infirmières cliniciennes ou des infirmières, des travailleurs sociaux, des psychologues, un dentiste, un pharmacien sur place, des grands-mères… Mais là, tout à coup, on vient de transporter la vision que j’ai du… qui m’a été apportée grâce au Nord dans le Sud. Qu’est-ce que ça fait ça? Ça fait que… T’as-tu besoin d’un médecin de famille? Non! Ton petit garçon s’est cassé un doigt? Ben là, tu vas au CLSC à Beauport. Puis là ben, tu t’assois là, puis 20 minutes après tu vois quelqu’un. Je caricature un peu là, mais c’est comme ça dans ma vision des choses. Puis après ça, il y a un radiologiste où il y a une équipe qui est capable faire des échographies. Puis, en tout cas, je pense moi que c’est comme un retour en arrière apparent… Ou bien on accepte une réelle révolution ou les choses vont aller en se gâtant. Mais ça, j’arrête de parler comme ça. Là je parle comme quelqu’un qui est un… parce que je pense que le capitalisme m’est honté. L’envie de faire du profit est antinomique par rapport aux soins qui peuvent être donnés à quelqu’un qui est malade.
Raymond Poirier: Et nécessairement, l’expérience du Nord au fil du temps… En fait, je sens une grande passion de votre part autour de ça. Est-ce qu’on parle aussi, jusqu’à un certain point, que le territoire lui-même aussi a mené une vocation, un peu, comme on dit, que la médecine est une vocation. Mais le Nord est-il une vocation aussi?
Jean Désy: Oui, c’est certain. Oui, l’aspect vocationnel, moi j’aime ça ce mot-là parce que à mes étudiants en médecine depuis 30 ans à tout moment-là je les interromps, je leur donne l’enseignement qui ont besoin quand ils veulent apprendre la différence entre quelqu’un qui fait un problème de convulsion généralisée où limitée. Là, mais c’est important, absolument, de tenir compte de la confiance, puis de tenir compte d’éléments qui sont plus subjectifs que objectifs, dans l’ordre de la pratique. La vocation est essentielle. Mais bien connaître ce qui est sa vocation quand on a 20 ans, ce n’est vraiment pas quelque chose de facile. C’est pour ça moi que je pense que dans notre pays, quelle que soit la situation, quand est au cégep ou au début de l’université, la majorité des flos, j’aime dire les flos parce que je les aime comme un fou, ont le devoir de sacrer leur camp pendant un an pour aller planter des arbres dans l’Ouest ou bien d’aller se promener à Paris s’ils peuvent. Puis s’ils n’ont pas assez de sous ben qu’ils fassent du pouce, pis qu’ils s’en aillent à Bar Harbor, ou ben en Alaska. Mais je veux dire, le fait de voyager permet de prendre contact avec les possibilités de sa vocation intérieure, mais ce n’est pas simple de savoir quelle est sa vocation.
Raymond Poirier: Et puis j’imagine que cette ouverture-là, je repense aux jeunes, Jean Désy, qui arrivaient en 90 pour la première fois dans le Grand Nord, d’avoir une capacité de se mettre en déséquilibre, d’accepter d’être en déséquilibre sur le plan culturel voire, j’imagine, sur le plan du soin, ça vous a aidé à mieux vous approprier cette expérience là aussi, puis à mieux trouver vos repères à l’intérieur d’un moment qui devait être quand même assez vertigineux au départ quand on se retrouve dans cette réalité-là?
Jean Désy: C’est intéressant que vous disiez déséquilibre. C’est certain qu’il y a des limites à être déséquilibré. Y a des limites à être un irrationnel complètement psychotique qui dit n’importe quoi. Mais l’idée d’équilibre total et de connaissance totale que propose la techno science triomphante, comme le monde de l’intelligence artificielle qui propose très sérieusement que c’est des robots bientôt qui vont faire les diagnostics me laissent pantois. Et il faut croire à l’art de rencontrer. Puis en plus, ce qui est certain, moi… L’une de mes étudiantes que j’ai eue quand elle avait 19 ans, c’est Ouanesa Younsi là qui est psychiatre, qui vient d’écrire un essai qui s’appelle Soigner, écrire et qui a publié Soigner, aimer et qui dit bien que la technoscience, malgré toutes ses qualités en 2024, ne peut à peu près rien pour les maladies psychiatriques. C’est qu’il ne faut jamais oublier ça. Donc, le déséquilibre comme soignant jusqu’à un certain point est nécessaire pour saisir le déséquilibre qui maltraite l’autre. Mais vous me suivez, je ne suis pas en train de dire que face à un psychotique, il faut être psychotique soi-même. Il y a des limites mais y a quelque chose de fascinant.
En fait, je pense moi que plus que jamais, il faut croire à la valeur de la parole artistique, de l’exercice de l’art, que ce soit en littérature ou en peinture ou en théâtre ou en musique. Parce que sans cette foi profonde en l’art, la science a tendance à prendre, à devenir… Les humains ont tendance à utiliser la science de façon démesurée. Mais une fois que j’ai dit ça, jamais de ma vie, je nierai la valeur du TACO pour faire un diagnostic de tumeur cérébral, ça serait idiot. Moi j’ai commencé à pratiquer, par exemple, y avait même pas d’échographie. C’est-tu correct? Me souviens d’avoir vu une femme accoucher qui, une fois que le premier bébé est sorti, son mari était là. Ils avaient déjà 3 enfants. Puis il dit: « Ouf! Pour moi y en a un autre. » Je parle comme un vieillard (rire). Là c’était au début de ma pratique, mais en tout cas, c’est pas l’idéal.
C’est beaucoup mieux d’avoir une échographie pour savoir que tu as des jumeaux ou des triplets, mais est-ce que ça change quelque chose? La façon artistique d’aborder les humains et le soin n’est pas moins importante que la façon scientifique. Donc, un soignant quel qu’il soit ou alors psychologue, un travailleur social, un médecin… doit absolument tenir compte de l’art de rencontrer, comme de l’art de parler, comme l’art de regarder. Sinon, la seule science robotique est dangereuse. Depuis 6 ans, je fais des « camp médical de brousse ». J’en ai fait un cet été au nord de Baie-Comeau. C’est dirigé par une urgentologue qui a créé ça là, David Paré. Et pendant 10 jours, il y a 24 étudiants de 3e année en médecine qui restent dans des petites cabanes. Puis on fait des simulations et apprennent l’art de traiter dans le bois. Mais ils ont pas accès au web, pas de téléphone portable, pas d’ordi, 10 jours. La qualité des liens qui se nouent est faramineuse. J’ai jamais vu ça, c’est des vrais camps scouts. Mais autour de… Comment utiliser l’adrénaline quand tu te meurs en choc anaphylactique.
Raymond Poirier: Alors en terminant, il y a une question que l’on pose à tous nos intervenants, alors, avec qui prendriez-vous rendez-vous? Mort ou vivant?
Jean Désy: Mais ça, par exemple, mort ou vivant, je dirais d’emblée avec un prêtre ou un chaman ou un moine ou… ouais, je prendrai rendez-vous avec ce personnage-là. Parce que plus que mon corps, c’est mon âme qui m’importe.
Raymond Poirier: Jean Désy, merci beaucoup.
Jean Désy: Ben c’est un grand plaisir. Excellentes questions. Merci beaucoup de votre présence.
Conclusion de l'épisode (39 min 50 s)
(♪ musique instrumentale entraînante ♪) Ce balado était présenté par la Faculté de médecine de l’Université Laval, en collaboration avec la clinique du PEPS, la plus grande équipe en médecine du sport et l’exercice à Québec.